« L’entreprise doit avoir le goût et l’odeur de l’homme »
Le monde que nous construisons est-il humain ? Marc Grassin, en bon philosophe, répond… en posant d’autres questions. Parmi elles, il s’interroge sur la manière dont les entreprises utilisent aujourd’hui le digital. Va-t-on dans le bon sens ?
« Le digital a changé notre regard sur le monde »
« Le digital a changé notre regard sur le monde » commence Marc Grassin, philosophe et fondateur de l’Institut Vaugirard Humanités et Management. Notre rapport au temps d’abord, avec une accélération des opérations sur internet : « On a désormais tout à portée de clics ». Notre rapport à l’espace ensuite, avec un raccourcissement des distances grâce aux nouvelles technologies de communication. Pour le philosophe, ce changement de paradigme présente deux faces qu’il convient d’analyser lucidement. La face éclairée, c’est bien sûr la formidable démultiplication des échanges entre les individus et l’accès universel au savoir. « Le digital accroît considérablement nos interactions, nous ouvre aux autres et à une pluralité culturelle dans une proportion encore jamais connue ». Mais il pose aussi de sérieux défis : c’est la face cachée de la transformation numérique. « Notre rapport à l’altérité est bouleversé : nous sommes désormais obligés de négocier avec la virtualité de l’autre ». Ces nouvelles formes de relation peuvent donc être un frein à l’authenticité : elles posent un vrai défi en termes de construction d’un lien social. « L’homme perd de son ancrage dans le réel : il est plus facilement interchangeable ».
Les entreprises ont la responsabilité du changement
Les entreprises, parce qu’elles contribuent à construire le monde de demain, sont au cœur de cette question sur l’utilisation du digital. Elles peuvent l’utiliser à bon ou à mauvais escient, et de leur choix dépendra notre futur modèle de société. « Soit elles l’utilisent mal et nous nous dirigeons vers une société ultra-compétitive, où le rêve de performance et d’interchangeabilité des individus risque de briser toute cohésion sociale, soit elles inventent un nouveau modèle dans lequel l’homme fait levier sur le numérique pour porter un vrai projet de développement, humain et durable ». Dans ce nouveau monde digitalisé, les entreprises sont ainsi confrontées à une question essentielle : comment replacer l’homme au cœur de leur projet de développement ? A cette question, Marc Grassin voit deux points essentiels : l’évolution des méthodes managériales et l’application de valeurs humanistes fortes.
RH : « Chacun doit pouvoir s’approprier les valeurs de l’entreprise »
Selon le philosophe, les outils numériques ont rendu flou la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle – lecture de ses mails sur son smartphone, télétravail, conférence call etc. « Avec le digital, l’entreprise a pénétré la sphère intime de l’homme ». Mais si les collaborateurs sont en moyenne beaucoup plus connectés qu’avant à l’entreprise, ils sont aussi de moins en moins en contact physique direct les uns avec les autres. Conséquence ? Les employés, et en particulier les nouvelles générations, exigent plus d’épanouissement et de sens au travail. « Au-delà de la performance, l’objectif de toute entreprise devrait être le bien vivre ensemble ». Les outils numériques et le partage de l’information sur internet amènent à repenser les modèles managériaux, dans une logique plus horizontale où chacun est informé et donne son avis. « Chacun doit pouvoir s’approprier les valeurs de l’entreprise et contribuer à les appliquer au quotidien » insiste Marc Grassin. Mais de quelles valeurs parle-t-on exactement ?
Des valeurs qui garantissent notre modèle social
« Un des sujets éthiques majeurs en matière de digital concerne la préservation de notre modèle social » continue Marc Grassin. Selon lui, le big data cristallise à lui seul les enjeux digitaux des entreprises. « Prenons l’exemple d’un assureur : s’il récupère d’une façon ou d’une autre des informations sur la santé de ses clients, il pourrait faire varier le prix de ses assurances. La logique de solidarité serait ainsi mise à mal et les plus faibles ne seront plus protégés ou à des coûts exorbitant ». Les entreprises, et surtout les dirigeants, ont donc un devoir de transparence sur leurs valeurs. « A l’heure de Wikileaks et autres lanceurs d’alertes, une telle démarche sera de toute façon nécessaire pour conserver une clientèle de plus en plus exigeante en matière de RSE (Responsabilité Sociétale et Environnementale des entreprises). Les clients finaux ne peuvent plus être considérés comme de simples porte-monnaie ambulants, mais comme des individus doués de raison à qui il faut « rendre des comptes ». C’est tout le sens de l’éthique d’entreprise ».
Le mot de la fin ?
« Le digital n’est ni bon ni mauvais en soi, c’est simplement un outil au service d’un plan de route. Et qu’on le regrette ou non, au-delà des États et de la société civile, ce sont aujourd’hui en grande partie les entreprises qui doivent indiquer la direction à suivre. A elles de nous montrer qu’elles sont capables de créer de la valeur… Tout en respectant leurs valeurs ! »